Vers un tableau de la situation concrète Française
18 juin 2023
1) Tour de table : recension des trois textes lus par les participants
Les luttes de classe en France, Marx (1850)
Le texte porte sur la révolution de 1848 en France. Marx décrit l’émergence de deux coalitions de classe rivales, et analyse les rapports contradictoires qui existent à l’intérieur même de ces factions. Ces coalitions sont nées d’une lutte entre les classes sociales qui émergent lors de la révolution industrielle : la bourgeoisie, et le prolétariat. D’une part, la bourgeoisie se range derrière le parti de l’ordre (l’aristocratie en déclin), et d’autre part le prolétariat s’efforce – non sans difficultés – d’agglomérer la petite bourgeoisie (petit commerçants, artisans) et les paysans, avec lesquels ils partagent des intérêts futurs.
Suite au renversement de Louis-Philippe (révolution de février 1848), le prolétariat – grâce au suffrage universel – et la bourgeoisie dirigent la Deuxième République conjointement. Mais Marx souligne que l’émergence de ces institutions, bien qu’elle manifeste une avancée dans la conscience et l’organisation de classe, ne conduit pas à une quelconque évolution de la situation concrète des travailleurs, tant que les rapports économiques demeurent inchangés.
Découvrant l’instrumentalisation dont il fait l’objet par le parti social-démocrate élu aux élections de mars – dont le versant « démocratique » (soutenu par la bourgeoisie) a pour effet de neutraliser le versant « social » (institué par le prolétariat), le prolétariat ne tarde pas à se mobiliser, ce qui débouche sur l’émeute de juin 1848, à la stupeur générale. La crainte de petite bourgeoisie et de la paysannerie est de voir s’effondrer les droits qu’ils ont acquis depuis la fin de l’Ancien Régime : le droit de propriété, la liberté du commerce et de l’industrie, la propriété du sol. La répression est immédiate et sanglante.
Cela étant, petite-bourgeoisie et paysannerie ne tardent pas à découvrir, à leur tour, toute la relativité des droits qu’ils croyaient avoir acquis. La nature purement fictionnelle du droit de propriété se manifeste à eux dans les mois suivants par une série de mesures très concrètes et très préjudiciables à leurs intérêts, prises pour compenser le décrochage économique lié aux mois d’insurrection : les créanciers se manifestent, le gouvernement adopte de nouvelles taxes, notamment sur le vin… Petits bourgeois et paysans, accablés par les dettes que la bourgeoisie fait peser sur eux, réalisent qu’ils ont été floués. Une nouvelle coalition peut se former derrière le prolétariat.
Mais, dans le même temps, les adversaires de la classe ouvrière se sont renforcés. Il s’agit, selon les termes de Marx, de l’aristocratie financière d’une part – qui détient la Bourse, les banques, les sociétés de chemins de fer et les mines, la rente foncières, les places stratégiques dans les emplois publics et au gouvernement – et de la bourgeoisie industrielle, d’autre part – qui est encore de faible importance, par rapport à la bourgeoisie anglaise notamment. Les intérêts de ces deux classes sont par nature antagonistes : en particulier, la première a intérêt à creuser le déficit public afin de faire monter les taux d’intérêts et spéculer ainsi à la Bourse ; la seconde à intérêt le réduire pour emprunter à meilleur taux et faire ainsi baisser les coûts de production. Cela étant, la coalition du prolétariat, des petits-bourgeois et des paysans suscite l’union des classes possédantes. Marx emploi alors le terme de « classe capitaliste ».
Un an après la répression sanglante du prolétariat, c’est aux petits-bourgeois et paysans d’être déconfits puisque leurs illusions démocratiques s’effondrent quand ils échouent aux élections de l’Assemblée législative, laquelle prend le relai de la Constituante. Les mots de « dictature du prolétariat » et de « coalition révolutionnaire » commencent alors à circuler.
Marx décrit également le rôle de la guerre avec l’Italie dans le développement et le maintien d’une fausse conscience prolétarienne. En détournant l’attention des travailleurs sur une menace extérieure, et en exaltant les sentiments nationalistes, la bourgeoisie parvient à affaiblir la conscience révolutionnaire qui a émergé lors des journées de juin. Et en aboutissement de ce processus, Marx décrit enfin comment le retour de l’aristocratie financière aux commandes, aux détriments de la bourgeoisie industrielle elle-même – qui se voit contrainte de lui accorder sa confiance pour éviter une révolution – est inauguré par l’abolition pure et simple du suffrage universel en 1850. Il s’en suit une attribution progressive des pleins pouvoirs à Louis Napoléon Bonaparte – que tous jugent parfaitement incapable mais qui s’avère parfaitement adapté à la préservation des intérêts de la classe capitaliste.
La guerre civile en France, Marx (1871)
Le texte est publié suite aux événements de la Commune de Paris. Lors des émeutes de septembre 1870, les ouvriers de Paris proclament la Troisième République. Thiers, dirigeant du Second Empire, prend la direction de cette nouvelle République.
Thiers et les monarchistes élus à l’Assemblée souhaitent prononcer la paix avec la Prusse, désarmer Paris et contraindre les travailleurs à participer de manière démesurée aux paiement des indemnités de guerre. La collaboration entre la France et la Prusse montre que les gouvernement nationaux ne font qu’un contre le prolétariat. D’ailleurs, le gouvernement de Thiers ira même jusqu’à consentir à l’occupation de Paris par les troupes prussiennes. Thiers finit de s’aliéner la classe ouvrière et déclenche la guerre civile lorsqu’il tente de saisir les canons de la butte Montmartre. C’est un échec catastrophique, qui conduit à la fraternisation du prolétariat parisien et de la garde nationale. Tandis que les insurgés forment la Commune de Paris, le gouvernement de Thiers se réfugie à Versailles. Selon Marx, l’erreur fatale des communards est de ne pas marcher sur Versailles à ce moment précis, laissant filer l’occasion de renverser le gouvernement réactionnaire de Thiers.
Dans son analyse critique de l’expérience de la Commune, Marx souligne que les insurgés ne peuvent pas se contenter de saisir l’appareil d’État tel qu’il existe, et de le faire fonctionner pour leur propre compte. Il faut le transformer radicalement. Dans un premier temps, les insurgés se sont satisfaits de l’abolition de la forme monarchique de la domination de classe, sans chercher à abolir la domination de classe elle-même. C’est de manière plus tardive que la propriété privée des moyens de production a été rognée par le gouvernement révolutionnaire des communards.
Il n’y a pas eu de massification de la Commune car elle était coupée du reste de la France (par la formation d’un cordon de police). Il n’y a pas eu non plus d’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie. Isolée du reste des français et sans perspectives d’évolution ni de croissance, la Commune prend fin lors de la « semaine sanglante », que Marx qualifie comme un massacre du prolétariat par la classe possédante.
La leçon principale qu’on peut tirer de cette brochure de Marx concerne la question de l’État lors du processus révolutionnaire : le prolétariat ne peut pas se contenter de prendre possession des institutions bourgeoises sans les transformer de fond en comble.
Pour un atelier futur, il serait instructif de se renseigner sur la manière exacte dont les communards ont « socialisé » le travail.
La situation de la classe laborieuse en France, Antoine Vatan (2022)
Ce court texte se donne pour mission de dresser un tableau de la situation matérielle des travailleurs français, ainsi que des rapports objectifs qu’ils entretiennent entre eux et avec la classe qui les exploite, la bourgeoisie. Au fil de plusieurs tableaux de données et séries temporelles, l’auteur défend plusieurs thèses appuyées par les statistiques (liste non exhaustive) :
1) Les diverses formes de « travail indépendant » (artisanat, auto-entrepreunariat, paysannerie) n’ont cessé de reculer (en proportion dans la population française), par rapport au travail salarié. Autrement dit, le nombre de prolétaires augmente (et donc, la plus-value absolue augmente elle aussi).
2) La concentration du capital est plus élevée que jamais : en France, 257 entreprises possèdent 50 % des capacités de production, et un français sur quatre travaille dans une de ces entreprises. Au passage, l’auteur rappelle que cette concentration est une des manifestation les plus visibles de la phase impérialiste du capitalisme. La phase impérialiste est marquée par une contradiction essentielle : tandis que la socialisation grandissante du travail implique que les travailleurs sont plus matériellement liés que jamais, la conscience de classe recule (du fait de la division du travail et de la concurrence qui s’accentuent).
3) L’État français intervient fortement sur le marché dit de « libre concurrence » : la commande publique représente 8 % du PIB français, ce à quoi on peut ajouter les diverses aides eux entreprises, qui représentent 6 points de PIB supplémentaires. Ces observations contribuent à montrer que c’est le prolétariat qui assume une part de plus en plus grande du financement du capital (qui l’exploite en retour).
4) L’auteur montre également qu’une partie croissante des dépenses des travailleurs a pour fonction première de participer au processus de valorisation du capital. Il peut s’agir de la voiture qu’on utilise pour se rendre au travail, ou de l’abonnement internet auquel on souscrit pour faire du télé-travail (dans notre maison chauffée par nos propres moyens!). Cela contribue également à augmenter le taux de profit des propriétaires.
Ce dernier point fait partie de ce qu’Antoine Vatan nomme les « formes détournées de l’exploitation », parmi lesquelles on trouve également le rôle des banques, puisque le monopole des moyens de paiement permet une extorsion additionnelle de la valeur (en plus de celle qui se produit lors du travail) : payer pour recevoir son salaire, payer pour le dépenser (frais bancaires, crédits à la consommation, etc.).
D’autres thèses du livres sont discutées dans la partie suivante.
2) Discussions et débats
Discussion sur le concept de « petite bourgeoisie »
Il est crucial d’avoir un usage rigoureux des termes et concepts utilisés dans nos analyses marxistes. La question de l’usage frivole du terme « petit-bourgeois » est soulevée lors de l’atelier. Qu’appelle-t-on « petit-bourgeois » ? Et quelles sont les distinctions analytiques entre le prolétariat et la petite bourgeoisie ?
Dans les textes de Marx, les petits-bourgeois sont les petits commerçants, les petits propriétaires, les artisans, éventuellement les paysans (bien que ces derniers peuvent constituer une classe à part). Dans ce contexte, les petits-bourgeois se distinguent des bourgeois monopolistes, en tant qu’ils forment une sous-partie subalterne et précaire de la bourgeoisie, vouée au déclassement du fait de la concurrence. Leurs intérêts futurs peuvent s’aligner avec ceux du prolétariat.
« Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat. »
Manifeste, Marx & Engels
Mais nous constatons que le terme « petit-bourgeois » est couramment utilisé d’une manière différente, y compris chez ceux qui se réclament du marxisme. Un petit-bourgeois serait défini par une ou plusieurs des déterminations suivantes :
1) Un individu dont le revenu (la rémunération salariale) et donc le niveau de vie est significativement plus élevé que celui du travailleur français moyen.
2) Un individu doté d’un capital culturel et intellectuel important, diplômé, et dont la place dans la rapport de production et le niveau de culture induit un habitus ou une « mentalité » petite-bourgeoise qui le conduit de manière mystifiée à se définir et à se valoriser socialement en fonction de son niveau de diplôme ou de « capital culturel ou intellectuel » et non plus objectivement selon la place qu’il occupe et ce qu’il fait objectivement à titre d’individu productif (ou en réalité non-productif) dans le processus de production.
3) Un individu qui remplit une fonction de médiation, un rôle d’intermédiaire entre le prolétariat et la bourgeoisie dans les rapports de production (ingénieur, cadre, manager, fonctionnaire etc.) et qui donc participe en remplissant une fonction de médiation, dans le processus d’extorsion de la plus-value.
4) Ou encore, un individu qui consomme plus qu’il ne produit (définition Clouscardienne). « La société est composée fondamentalement de deux classes sociales, dit Michel Clouscard : la classe de ceux qui consomment plus qu’ils ne produisent et la classe de ceux qui produisent plus qu’ils ne consomment. »
La première définition manifeste une régression vers les catégories de l’économie bourgeoise, et substitue un lecture populiste (riches, et pauvres) à l’analyse marxiste des rapports sociaux (travailleurs dépossédés des moyens de production, et propriétaires). En effet, la relative stabilité matérielle de certaines couches du corps social (les couches moyennes) – par exemple celles qui bénéficient de la protection que leur confère le statut de la fonction publique – ne doit pas induire l’analyse de la société et de ses rapports de production en erreur. Une très grande partie de ces couches moyennes n’est tout simplement pas possesseur des moyens de production et participe du mode de production capitaliste à titre de salarié « de rang supérieur » (en réalité souvent à peine supérieur) par rapport aux travailleurs qui sont dans l’incapacité de « valoriser » leur force de travail. Les différences de rémunération, quand bien même ne seraient-elles pas anecdotiques, ne peuvent constituer un critère pleinement satisfaisant de définition.
La deuxième est une bourdieuserie en extériorité totale avec l’analyse matérialiste des rapports économiques qui lient les individus entre eux. En tant que marxistes, il nous fait bien distinguer les illusions que les travailleurs se font sur eux-mêmes, et les relations matérielles objectives dans lesquelles ils entrent indépendamment de leur volonté. Pour citer Guy Debord, ces membres-là des couches moyennes « sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter. », In girum imus nocte et consumimur igni. On ne peut néanmoins pleinement occulter l’importance que constitue l’accès à la connaissance, tant évidemment du point de vue individuel que du point de vue social, de la place objective que le travailleur est amené à occuper au sein du mode de production capitaliste. Définir le petit-bourgeois seulement comme quelqu’un de « plus hautement qualifié intellectuellement » n’est certes là encore pas pleinement satisfaisant et constituerait une erreur (ce n’est pas là un critère satisfaisant et une condition suffisante). Néanmoins occulter l’importance que ce relatif accès à la connaissance joue dans la relative valorisation du travailleur sur le marché du travail comme travailleur exploité et dans le processus de maintien et de reproduction des rapports d’exploitation ne serait pas non plus rigoureux. Les « petit-bourgeois » ont bien dans une certaine mesure accès à « la connaissance » dont de nombreux travailleurs sont privés. Toute la question est de savoir au service de qui ils mettent la supposée matière grise qu’ils ont acquise.
« De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l’industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d’existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d’éléments d’éducation. »
Manifeste, Marx & Engels
En bref, ces deux premières définitions obscurcissent la définition matérialiste du prolétariat. Le prolétariat est défini par un rapport social, la vente de la force de travail en échange d’un salaire dont le montant est inférieur à la valeur produite lors du travail (ce qui permet de dégager une plus-value). Dès lors, un cadre salarié d’une « starteuppe », fut-il macroniste et bardé de diplômes universitaires, ne peut rigoureusement être qualifié de « petit-bourgeois » tant que ce dernier ne touche qu’une portion de la valeur qu’il produit. Il nous faut être vigilant dans l’usage des concepts marxistes, et ne pas céder à la facilité de qualifier de « petit-bourgeois » un travailleur objectivement exploité sous prétexte qu’il manifeste une « mentalité » libérale, ou progressiste-dominante… tout en faisant passer un petit patron pour un prolétaire sous prétexte qu’il a enfilé un gilet jaune. Certes la valeur de la force de travail d’un cadre diplômé peut être nettement plus élevée, d’où une rémunération plus importante – parfois bien plus grande que celle d’un petit patron –, mais la nature du rapport social est inchangée.
Dans La situation de la classe laborieuse en France, Antoine Vatan montre que l’intérêt de ces prolétaires « mieux lotis » (mieux rémunérés et disposant de conditions de vie supérieures) est d’autant plus homogène avec celui des prolétaires des couches inférieures que, à mesure que l’exploitation progresse pour compenser la baisse tendancielle du taux de profit, leurs salaires sont proportionnellement plus rognés que ceux qui dont la rémunération est déjà tombée au strict minimum nécessaire pour la reproduction de la force de travail. Antoine Vatan insiste donc sur cette unité matérielle des prolétaires malgré la diversité des « niveaux de vie », tout en soulignant qu’une partie marginale des travailleurs salariés échappe certes au prolétariat tel qu’on l’a défini. S’appuyant sur des statistiques, Antoine Vatan montre que, à peu de choses près, le dernier centile des salariés (les 1 % de salariés qui touchent les plus grandes rémunérations) joue un rôle spécifique dans le processus d’extorsion de la plus-value à l’échelle des entreprises. On peut mentionner les managers, ou encore les directeurs des ressources humaines, dont les salaires évoluent en raison de la quantité de valeur qu’ils permettent d’extorquer par leur tâches d’optimisation de la plus-value relative et d’encadrement tyrannique des travailleurs. De fait, leur rémunération repose sur l’exploitation des travailleurs subalternes, et par conséquent leurs intérêts matériels diffèrent de ceux du prolétariat. Pour autant, il ne font pas partie de la bourgeoisie en tant que telle, puisqu’ils ne sont pas propriétaires des moyens de production.
Ces considérations rejoignent les deux derniers points énumérés plus hauts, et montrent l’intérêt analytique de conceptualiser une classe intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais pour que ce concept reste utile, il faut le mobiliser à bon escient.
En conclusion de cette discussion, un camarade suggère de lire Misère de la philosophie pour faire le point sur ce qui caractérise la petite bourgeoisie. Proudhon défendait en effet selon Marx la quintessence du point de vue typiquement petit-bourgeois et cet ouvrage pourrait nous éclairer sur la nature de cette classe et la compréhension que nous en avons, sur ses caractéristiques constantes et invariantes depuis deux siècles, par-delà les évolutions du corps social français et du mode de production capitaliste.
Pour rappel, il est parfois opportun de partir des définitions de dictionnaires, quitte à les critiquer. Le genre de choses que l’on trouve sur Internet, par exemple dans le Larousse ou sur le site du CNRTL :
Petit-bourgeois : relatif à a petite-bourgeoisie ; qui témoigne de conceptions mesquines, terre à terre.
CNRTL
Il a en effet été historiquement d’usage de considérer la figure du petit-bourgeois comme celle d’un individu limité et conformiste (derrière ses rodomontades politiques idéalistes pseudo-« révolutionnaires ») dont la médiocrité d’existence se caractérise par une soumission plus ou moins volontaire à une existence bien tranquille et bien rangée de celui qui « fait son petit bonhomme de chemin ». Petit propriétaire qui ne cherche qu’à tirer son épingle du jeu, quitte à collaborer à l’exploitation de fractions entières de la population, il est l’expression typique de l’individu borné qui ne cherche qu’à stabiliser sa petite place en se ménageant une niche et une situation stable : propriété de son appartement, travail correctement rémunéré ou petite entrepreneur qui gagne honnêtement ou a accumulé son petit pécule et se satisfait – et se complaît – de sa situation moyenne de petit exploiteur et commerçant.
Discussion sur l’état du mouvement communiste en France
Parmi les axes de réflexion qu’on peut tirer du texte Les luttes de classe en France, il y a la falsification de la conscience des travailleurs. Si on se réfère aux arguments d’Antoine Vatan, la situation objective des travailleurs français ne fait que se dégrader, et leur unité matérielle grandit (du fait de la socialisation du travail). Pourtant, le mouvement communiste français est quasiment inexistant. Le plus grand mouvement social des dix dernières années est celui des gilets jaunes, or ce mouvement était fort hétéroclite, rassemblant simultanément des fractions :
1) Poujadiste (opposés à « l’exploitation par l’État », via les taxes et impôts, etc.)
2) Citoyenniste (visant à mener une « révolution démocratique » en réformant les institutions de la République)
3) Populiste, réformiste (visant à « taxer les riches », etc.)
4) Souverainiste (« euro-sceptique », etc.)
Le dénominateur commun de ces divers courants étant qu’ils étaient tous mécontents et avides de changements, tout en éprouvant des difficultés à formuler une critique totalisante et cohérente des rapports sociaux, débouchant sur des objectifs pratiques précis et radicaux. Dans le cadre de la continuation de cet atelier, il serait utile de chercher les origines matérielles d’une telle confusion des genres : si on souhaite comprendre les idées qu’une classe se fait sur elle-même, la réponse doit nécessairement se trouver dans ses conditions d’existence. Cela pose la question des tendances et des contre-tendances au développement d’une conscience de classe en France, particulièrement.
Parmi les contre-tendances, Antoine Vatan évoque la concurrence entre les travailleurs. Sur ce point nous le rejoignons, et nous avons déjà affirmé par ailleurs que les organisations syndicales qui structurent les mouvement sociaux gagneraient à travailler vers l’unité de tous les prolétaires (notamment, en cessant de défendre les régimes spéciaux de telle ou telle corporation). Mais, alors même que plusieurs chapitres du livre évoquent le caractère impérialiste du capitalisme contemporain, aucun lien n’est fait avec la situation concrète du mouvement d’abolition du capitalisme en France. C’est un angle mort du texte, qui passe à côté d’une leçon essentielle de Lénine (Le stade ultime du capitalisme) :
« Le capitalisme a assuré une situation privilégiée à une poignée(moins d’un dixième de la population du globe ou, en comptant de la façon la plus « large » et la plus exagérée, moins d’un cinquième) d’États particulièrement riches et puissants, qui pillent le monde entier par une simple « tonte des coupons ». L’exportation des capitaux procure un revenu annuel de 8 à 10 milliards de francs, d’après les prix et les statistiques bourgeoises d’avant-guerre. Aujourd’hui beaucoup plus, évidemment.
On conçoit que ce gigantesque surprofit(car il est obtenu en sus du profit que les capitalistes extorquent aux ouvriers de « leurs » pays), permette de corrompre les chefs ouvriers et la couche supérieure de l’aristocratie ouvrière. Et les capitalistes des pays « avancés » la corrompent effectivement : ils la corrompent par mille moyens, directs et indirects, ouverts ou masqués. Cette couche d’ouvriers embourgeoisés ou d’« aristocratie ouvrière », entièrement petits-bourgeois quant à leur mode de vie, à leurs salaires, à leur conception du monde, est le principal soutien de la IIe Internationale, et, de nos jours, le principal soutien social (pas militaire) de la bourgeoisie.
[…]
Si l’on n’a pas compris l’origine économique de ce phénomène, si l’on en a pas mesuré la portée politique et sociale, il est impossible d’avancer d’un pas dans l’accomplissement des tâches pratiques du mouvement communiste et de la révolution sociale à venir. »
L’Impérialisme, stade ultime du capitalisme, Lénine
Connaissant le développement accru de l’impérialisme depuis le moment où ces lignes étaient écrites, on imagine l’importance actuelle de ce fait incontournable du capitalisme dans sa phase impérialiste. Les travailleurs français sont – indépendamment de leur volonté – en rapport avec les travailleurs des nations pillées, et bénéficient plus ou moins indirectement des rapports économiques d’exploitation d’une nation par une autre.
Dans un contexte où la rente impérialiste de la France est en déclin voire en crise, il en résulte immédiatement que la « classe moyenne » française est menacée de déclassement. De fait, la crise de l’impérialisme français est le meilleur moyen de mettre en mouvement les travailleurs, en bouleversant ce que Lénine nomme « l’aristocratie ouvrière » (et on se demande quelle proportion du prolétariat français ne fait pas partie de cette « aristocratie » aujourd’hui, étant donné le développement des liens objectifs entre les travailleurs de toutes les nations, et la position de la France au sein de ces rapports économiques internationaux). Mais l’abolition des chaînes de valeurs impérialistes n’entraîne pas mécaniquement un renforcement du mouvement communiste. Face à la prise de conscience de ce déclassement, il y a au moins deux réponses possibles :
1) Le combat politique réactionnaire pour rétablir les rapports économiques d’antan (c’est-à-dire pour rétablir l’impérialisme français et son « ruissellement » sur le prolétariat français). Autrement dit, pour citer les syndicalistes de la RATP qui s’inquiètent de leur dégringolade dans les couches inférieures du prolétariat : « nous ne voulons pas devenir des smicards ! »
2) L’accompagnement du processus historique jusqu’à son terme, au travers d’une participation consciente au mouvement d’abolition du capitalisme.
Si on songe à la résistance idéologique que la première réaction peut opposer au développement d’une conscience de classe prolétaire (autre que social-chauvine), on comprendra sans doute mieux les impasses des mouvements sociaux des dernières années, et de ceux à venir.
Dès lors, si nous voulons avancer dans l’organisation d’un mouvement communiste dans la situation concrète qui est la nôtre, ici en France, nous ne pouvons pas ignorer l’émergence de ces formes de conscience, ni leurs causes. Un programme de propagande efficace doit prendre en compte ces deux alternatives, et montrer en quoi la première est une voie sans issue.
Notes pour les ateliers futurs
Quelques idées d’articles ont émergé de cet atelier :
1) Analyse des chaînes de valeur globales dans le capitalisme impérialiste contemporain, lien avec le concept d’aristocratie ouvrière de Lénine, et la situation concrète française.
2) Article de vulgarisation : Qu’est-ce qu’un petit-bourgeois ? Qu’est-ce qu’un prolétaire ?
3) Recension des livres étudiés (Les luttes de classe en France, La guerre civile en France, La situation de la classe laborieuse en France)
Poursuite de l’atelier : Octobre / Novembre 2023.
Le mouvement des gilets jaunes doit cependant être replacé dans une perspective plus générale, sur le temps long, de politisation et repolitisation critique de la société française. Le mouvement des gilets jaunes c’est, pour une part non-négligeable, le mouvement d’individus des couches moyennes qui n’avaient plus été confrontés à la misère depuis plusieurs décennies et qui par conséquent n’étaient pas encore sur des bases revendicatives de rupture avec l’« ordre établi », le capitalisme, et n’étaient donc pas mus ni préoccupés par une critique sociale d’inspiration marxiste. De nombreux gilets jaunes étaient sans doute sur des bases réactionnaires de restauration de leur situation d’antan (première des deux réactions politiques évoquée plus bas).
Notion qui fait référence au processus de production et de circulation de la valeur dans le contexte du marché international, de la conception à la production jusqu’à la commercialisation et la vente d’un produit. Les chaînes de valeur globales permettent de déterminer la répartition de la valeur entre les formations sociales vassalisées et les économies impérialistes, et donc de quantifier l’exploitation d’une nation par une autre.